L’écart rapace
Série d’entrevues menées auprès de plusieurs auteurs connus – dont entre autres Henri Tournel, André Fusse et Esther Haszy pour ne nommer que ceux-là – au cours desquels ils se livrent eux-mêmes, ainsi que quelques-uns des secrets de leur art. L’accent est cependant mis sur la notion d’« écart » qui est, pour ces auteurs à tout le moins, un incontournable de leur carrière. En effet, cet écart est celui existant entre l’oeuvre de l’écrivain et la réalité qui l’entoure. L’écart est évidemment essentiel afin de maintenir une distance entre l’auteur et la fiction qu’il génère, cette distance étant en quelque sorte un terreau fertile d’où il tire à la fois son inspiration et la caution dont il a besoin afin de s’exprimer librement. La liberté d’expression étant indissociable du métier d’écrivain, même au sein de dictatures répressives où les auteurs appuyés par l’État expriment, là aussi, librement leurs opinions, lesquelles ont simplement l’heur de concorder avec les vues du pouvoir. Mais au-delà du rôle de « coussin » que remplit l’écart, l’auteur fouille celui-ci afin d’y découvrir une identité inconsciente qui l’habite. C’est dans cette optique que l’écriture est souvent qualifiée de « thérapeutique » par certains experts de la santé mentale, car, effectivement, elle sert non seulement d’exutoire aux angoisses et aux passions sécrètes, mais elle est également, par sa propre symbolique, un révélateur de l’inconscient du scripteur lui-même. C’est dans cette optique assez unique que les auteurs interrogés se révèlent, sans pudeur, mais sans fausse honte non plus, afin de faire partager, par cet exercice qui ressemble presque à une thérapie, une facette méconnue de leur personne. Individu secret et mystérieux, l’écrivain est également utilisé, dans les faits, par cet écart qu’il ne contrôle jamais entièrement. Comme chaque individu, à un degré ou à un autre, possède une dimension cachée, sa part inconsciente, l’écart parvient, chez plusieurs auteurs, à s’accaparer cette portion indécise du créateur et à la façonner selon les besoins de l’oeuvre à produire, de sorte que l’écrivain est toujours un peu en rapport intime avec les personnages qu’il décrit. Non pas que cela relève d’une part intrinsèque de sa propre personnalité, mais, à l’instar des comédiens, il doit constamment avoir en lui une portion vierge qui peut se prêter, telle une glaise docile, selon les circonstances exigées par la création. En définitive, si l’écart est fertile pour l’auteur, il n’hésite pas en retour à poser ses exigences auxquelles ce dernier est obligé de céder s’il veut pouvoir donner libre cours à son inspiration et à sa liberté de création. En quelque sorte, l’écart rapace, s’il est garant de la liberté du créateur, en limite quand même la portée.
– Elsa Moncelet – 208 p. – 1995 – L’auteure a réuni ici les transcriptions d’interviews informelles qu’elle a menées auprès d’écrivains connus. Elle a choisi, pour le plus grand bonheur des lecteurs de s’effacer pour laisser pleinement la parole à ses invités.
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