«Quiconque aura bien vu la Russie sera content de vivre partout ailleurs.»
Astolphe de Custine, La Russie en 1939
Il s'agissait de trouver un sapin de bonne taille.
Noël approchait. On venait de passer le solstice. Depuis quatre jours, le soleil lançait l'assaut annuel vers le nord. La reconquête des latitudes septentrionales s'achevait au triomphe de la Saint-Jean.
La température était retombée sous les - 30 C. Il avait neigé deux jours auparavant et les branches des arbres ployaient jusqu'au sol. Les sapins avaient l'air de faire la référence vêtus d'énormes vertugadins de tulle. Le chemin ressemblait à une tranchée ouverte dans un strudel meringué avec pelle à tarte. Ces images ne leur vinrent pas à l'esprit parce qu'on ne fréquentait pas de dames de l'ancien temps ici, pas plus qu'on ne mangeait de pâtisseries viennoises.
La lumière pénétrait obliquement dans les futaies. Un rayon traversait parfois les branchages et venait toucher un tronc ou éclairer un carré de glace. Partout des traces de lièvres, d'hermines et de renards entremêlaient des chapelets dans la poudreuse et racontait le roman de la nuit précédente. L'air piquait le fond du nez et si l'on inspirait trop fort les larmes du froid lacéraient les muqueuses. Le mieux était de respirer à travers la laine des écharpes.. Le froid coupe l'inspiration.
Les deux hommes avançaient en silence. L'hiver est un état de suspension. Les températures négatives avaient gelé les sons. On entendait crisser les bottes.
- Celui-là ?
Ils s'arrêtèrent auprès d'un sapin et l'examinèrent.
- Non ! trop gros.
Ils reprirent la marche. Par très froid, la neige n'est pas lourde, elle se transforme en poudre légère, et ils brassaient la poussière de diamant à chaque foulée. Les deux hommes portaient des haches sur l'épaule et examinaient attentivement tous les arbres de moyenne taille.
- Celui-là ne semble pas mal.
- Oui, on va se le faire. On s'en grille une ?
Ils s'arrêtèrent et fouillèrent les poches. Ils allumèrent les cigarettes. La fumée montait en colonne parfaitement rectiligne. Aucun souffre dans l'air ne brouillait son fil bleu. Le froid fige les éléments dans un ordre implacable, il s'oppose au chaos. Tout file droit quand il fait -30. Ils restèrent silencieux un moment, s'assurèrent qu'ils étaient bien seuls et recommencèrent leur discussion.
Moi, je ne critiquerai jamais ce modèle de société. La prospérité du monde occidental a été acquise de haute lutte. Des hommes se sont battus pour la bâtir. Quand on a forgé et hérité d'un modèle pareil, il est normal de le considérer comme le meilleur du monde, de vouloir le conserver et l'étendre. Même si la guerre en est le prix.
- Je suis de ton avis : en vertu de quel principe faudrait-il avoir honte de sa bonne fortune ? Ne fait-on pas grand cas des religions fondées sur le salut de l'âme et la conquête de la vérité ? Pourquoi mépriserait-on celles qui s'appuient sur la jouissance du corps et la possession des biens ? Je trouve louable d'avoir érigé la propriété et le bien-être en morale.
- Oui! Le matérialisme est un humanisme.
- Ce serait monstrueux de rougir du bien qu'on s'est octroyé ! Après tout, avoir réussi à inventer le paradis sur cette terre signifie qu'on est le plus intelligent. Sans l'Histoire, aucune richesse n'est jamais tombée toute cuite du ciel dans le bec d'une race. Carter est le gardien d'un temple que Jefferson a construit et que Kennedy a patiemment rempli.
- Parfaitement. Il y a même peut-être une théorie psychologique à la Gorki qu'on pourrait bâtir là-dessus. Postulons que les conditions historiques d'une époque influent sur les esprits individuels et finissent par créer une couleur psychologique collective. Il y a des siècles traversés de courants révolutionnaires, des temps secoués de fièvres, d'élans bâtisseurs ou de pulsions conquérantes : 1917, 1793, 1848, 1942.! Ce sont des dates qui occupent les pics convulsifs de l'électro-encéphalogrammes de l'humanité. La prospérité économique, elle crée un engourdissement général de la société. Un peu comme cet endormissement du corps dans un bain chaud. La richesse rend la vie agréable, désirable et donc précieuse ! Elle commande qu'on la défende. Elle est le meilleur rempart contre le cynisme, le nihilisme, le pessimisme, tous les isthmes funestes qui se découpent sur les rivages de la pensée mortifère.
- L'analyse psychologique s'applique aux individus ! Lorsqu'un homme travaille d'arrache-pied, il connaît la fatigue, l'inquiétude et, parfois même, l'angoisse. Mais il fabrique un bien matériel. Le fruit de son travail s'ajoute à des millions d'autres et leur addition forme une montagne à la disposition des consommateurs.
- Oui, cela s'appelle l'offre et alors ?
- Alors, les toxines accumulées pendant la production de cette offre peuvent se résorber par le shopping. On achète ce qu'on a fabriqué pour se débarrasser des mauvais effets engendrés par la fabrication. Tu comprends ? Acheter est l'antidote à l'angoisse générée par le travail ! Le principe de l'offre et de la demande n'est pas tant une équation économique qu'un maintien de l'équilibre psychosomatique des individus.
- Avoir plus pour se guérir du mal d'être, en somme.
- Voilà ! Au moins, c'est une réponse et elle vaut mieux que rien.
- Et cela fait une pierre de plus en faveur de la société de consommation.
- Il faut bannir cette expression. C'est une formule éculée, un résidu de sémantique marxiste. Qu'est-ce qu'on oppose à la société de consommation ! La société de pénurie, de la déshérence, de l'abstinence et de l'affamement ?
Ils tapèrent un peu des pieds pour ramener la circulation. par grand froid, expulser la fumée du tabac par le nez et la bouche donne une illusion de chaleur. On se prend pour un fourneau.
- Tu as raison, et il y a autre chose. La société de prospérité -- appelons-la comme ça...
- Oui, c'est mieux.
- Elle fait vivre des millions, des milliards d'hommes.
- Oui.
- En donnant l'aisance au corps, elle libère l'esprit. Elle affranchit l'homme du souci permanent de subsistance !
Elle est la rampe de lancement qui permet le progrès mental et moral. Elle autorise à penser, à progresser dans la connaissance. Je ne crois pas au mythe du sage affamé, du génie mangeur de lézard. Un ventre creux ne l'est jamais autant qu'un esprit ! Les sociétés riches sont complexes, sophistiquées, traversées de contradictions et de débats : c'est le meilleur argument en leur faveur.
- Et puis, je vais te dire, moi, je tire mon chapeau à ceux qui ont inventé Noël. Avoir choisi le jour de la naissance de Dieu pour inonder les enfants de cadeaux au pied de l'arbre et relancer l'économie dans un pays, c'est proprement génial !
- On l'abat, ce sapin ?
Ils ramenèrent l'arbre en le tirant avec une corde. À la grille, le gardien leur ouvrit et ils rejoignirent le bâtiment. Le chef Vinogradov les insulta parce qu'ils étaient en retard. Pior et Pavel tiraient trente années de goulag pour déviationnisme intellectuel. Ils s'étaient connus à l'université où ils enseignaient les sciences politiques et ils n'aimaient rien tant que discuter de l'Amérique, tranquilles, au fond des bois. Après tout, l'Alaska n'était pas si loin : de l'autre côté du détroit.
Ils débitèrent le sapin en bûchettes et bourrèrent le vieux poêle dans la chambrée où grelottaient les zeks.
Extrait choisi : Le sapin, pages 159 à 164
Gallimard, 2009