samedi 19 mai 2012

Matin brun

Les jambes allongées au soleil, on ne parlait pas vraiment avec Charlie, on échangeait des pensées qui nous couraient dans la tête, sans bien faire attention à ce que l’autre racontait de son côté. Des moments agréables où on laissait filer le temps en sirotant un café. Lorsqu’il m’a dit qu’il avait dû faire piquer son chien, ça m’a surpris, mais sans plus. C’est toujours triste un clebs qui vieillit mal, mais passé quinze ans, il faut se faire à l’idée qu’un jour ou l’autre il va mourir.

- Tu comprends, je pouvais pas le faire passer pour un brun.

- Ben, un labrador, c’est pas trop sa couleur, mais il avait quoi comme maladie?

- C’est pas la question, c’était pas un chien brun, c’est tout.

- Mince alors, comme pour les chats, maintenant?

- Oui, pareil.

Pour les chats, j’étais au courant. Le mois dernier, j’avais dû me débarrasser du mien, un de gouttière qui avait eu la mauvaise idée de naître blanc, taché de noir.

C’est vrai que la surpopulation des chats devenait insupportable, et que d’après ce que les scientifiques de l’État national disaient, il valait mieux garder les bruns. Que des bruns. Tous les tests de sélection prouvaient qu’ils s’adaptaient mieux à notre vie citadine, qu’ils avaient des portées peu nombreuses et qu’ils mangeaient beaucoup moins. Ma fois un chat c’est un chat, et comme il fallait bien résoudre le problème d’une façon ou d’une autre, va pour le décret qui instaurait la suppression des chats qui n’étaient pas bruns.

Les milices de la ville distribuaient gratuitement des boulettes d’arsenic. Mélangées à la pâtée, elles expédiaient les matous en moins de deux.

Mon cœur s’était serré, puis on oublie vite.

Les chiens, ça m’avait surpris un peu plus, je ne sais pas trop pourquoi, peut-être parce que c’est plus gros, ou que c’est le compagnon de l’homme, comme on dit. En tout cas Charlie venait d’en parler aussi naturellement que je l’avais fait pour mon chat, et il avait sans doute raison. Trop de sensiblerie ne mène pas à grand-chose, et pour les chiens, c’est sans doute vrai que les bruns sont plus résistants.

On n’avait plus grand-chose à se dire, on s’était quittés mais avec une drôle d’impression. Comme si on ne s’était pas tout dit. Pas trop à l’aise.

Quelque temps après, c’est moi qui avais appris à Charlie que le Quotidien de la ville ne paraîtrait plus. II en était resté sur le cul: le journal qu’il ouvrait tous les matins en prenant son café crème!

- Ils ont coulé? Des grèves, une faillite?

- Non, non, c’est à la suite de l’affaire des chiens.

- Des bruns?

- Oui, toujours. Pas un jour sans s’attaquer à cette mesure nationale. Ils allaient jusqu’à remettre en cause les résultats des scientifiques. Les lecteurs ne savaient plus ce qu’il fallait penser, certains même commençaient à cacher leur clébard!

- À trop jouer avec le feu...

- Comme tu dis, le journal a fini par se faire interdire.

- Mince alors, et pour le tiercé?

- Ben mon vieux, faudra chercher tes tuyaux dans les Nouvelles Brunes, il n’y a plus que celui-là. Il paraît que côté courses et sports, il tient la route. Puisque les autres avaient passé les bornes, il fallait bien qu’il reste un journal dans la ville, on ne pouvait pas se passer d’informations tout de même. J’avais repris ce jour-là un café avec Charlie, mais ça me tracassait de devenir un lecteur des Nouvelles Brunes. Pourtant, autour de moi les clients du bistrot continuaient leur vie comme avant: j’avais sûrement tort de m’inquiéter.

Après ça avait été au tour des livres de la bibliothèque, une histoire pas très claire, encore.

Les maisons d’édition qui faisaient partie du même groupe financier que le Quotidien de la ville, étaient poursuivies en justice et leurs livres interdits de séjour sur les rayons des bibliothèques. Il est vrai que si on lisait bien ce que ces maisons d’édition continuaient de publier, on relevait le mot chien ou chat au moins une fois par volume, et sûrement pas toujours assorti du mot brun. Elles devaient bien le savoir tout de même.

- Faut pas pousser, disait Charlie, tu comprends, la nation n’a rien à y gagner à accepter qu’on détourne la loi, et à jouer au chat et à la souris. Brune, il avait rajouté en regardant autour de lui, souris brune, au cas où on aurait surpris notre conversation.

Par mesure de précaution, on avait pris l’habitude de rajouter brun ou brune à la fin des phrases ou après les mots. Au début, demander un pastis brun, ça nous avait fait drôle, puis après tout, le langage c’est fait pour évoluer et ce n’était pas plus étrange de donner dans le brun, que de rajouter putain con, à tout bout de champ, comme on le fait par chez nous. Au moins, on était bien vus et on était tranquilles.

On avait même fini par toucher le tiercé. Oh, pas un gros, mais tout de même, notre premier tiercé brun. Ça nous avait aidés à accepter les tracas des nouvelles réglementations.

Un jour, avec Charlie, je m’en souviens bien, je lui avais dit de passer à la maison pour regarder la finale de la Coupe des coupes, on a attrapé un sacré fou rire. Voilà pas qu’il débarque avec un nouveau chien! Magnifique, brun de la queue au museau, avec des yeux marron.

- Tu vois, finalement il est plus affectueux que l’autre, et il m’obéit au doigt et à l’oeil. Fallait pas que j’en fasse un drame du labrador noir.

À peine il avait dit cette phrase, que son chien s’était précipité sous le canapé en jappant comme un dingue. Et gueule que je te gueule, et que même brun, je n’obéis ni à mon maître ni à personne! Et Charlie avait soudain compris.

- Non, toi aussi?

- Ben oui, tu vas voir.

Et là, mon nouveau chat avait jailli comme une flèche pour grimper aux rideaux et se réfugier sur l’armoire. Un matou au regard et aux poils bruns. Qu’est ce qu’on avait ri. Tu parles d’une coïncidence!

- Tu comprends, je lui avais dit, j’ai toujours eu des chats, alors... Il est pas beau, celui-ci?

- Magnifique, il m’avait répondu.

Puis on avait allumé la télé, pendant que nos animaux bruns se guettaient du coin de l’œil.

Je ne sais plus qui avait gagné, mais je sais qu’on avait passé un sacré bon moment, et qu’on se sentait en sécurité. Comme si de faire tout simplement ce qui allait dans le bon sens dans la cité nous rassurait et nous simplifiait la vie. La sécurité brune, ça pouvait avoir du bon.

Bien sûr je pensais au petit garçon que j’avais croisé sur le trottoir d’en face, et qui pleurait son caniche blanc, mort à ses pieds. Mais après tout, s’il écoutait bien ce qu’on lui disait, les chiens n’étaient pas interdits, il n’avait qu’à en chercher un brun. Même des petits, on en trouvait. Et comme nous, il se sentirait en règle et oublierait vite l’ancien.

Et puis hier, incroyable, moi qui me croyais en paix, j’ai failli me faire piéger par les miliciens de la ville, ceux habillés de brun, qui ne font pas de cadeau. Ils ne m’ont pas reconnu, parce qu’ils sont nouveaux dans le quartier et qu’ils ne connaissent pas encore tout le monde.

J’allais chez Charlie. Le dimanche, c’est chez Charlie qu’on joue à la belote. J’avais un pack de bières à la main, c’était tout. On devait taper le carton deux, trois heures, tout en grignotant. Et là, surprise totale: la porte de son appart avait volé en éclats, et deux miliciens plantés sur le palier faisaient circuler les curieux. J’ai fait semblant d’aller dans les étages du dessus et je suis redescendu par l’ascenseur. En bas, les gens parlaient à mi-voix.

- Pourtant son chien était un vrai brun, on l’a bien vu, nous!

- Oui, mais à ce qu’ils disent, c’est que avant, il en avait un noir, pas un brun. Un noir.

- Avant?

- Oui, avant. Le délit maintenant, c’est aussi d’en avoir eu un qui n’aurait pas été brun. Et ça, c’est pas difficile à savoir, il suffit de demander au voisin.

J’ai pressé le pas. Une coulée de sueur trempait ma chemise. Si en avoir eu un avant était un délit, j’étais bon pour la milice. Tout le monde dans mon immeuble savait qu’avant j’avais eu un chat noir et blanc. Avant! Ça alors, je n’y aurais jamais pensé!

Ce matin, Radio brune a confirmé la nouvelle. Charlie fait sûrement partie des cinq cents personnes qui ont été arrêtées. Ce n’est pas parce qu’on aurait acheté récemment un animal brun qu’on aurait changé de mentalité, ils ont dit.

«Avoir eu un chien ou un chat non conforme, à quelque époque que ce soit, est un délit.» Le speaker a même ajouté: «Injure à l’État national».

Et j’ai bien noté la suite. Même si on n’a pas eu personnellement un chien ou un chat non conforme, mais que quelqu’un de sa famille, un père, un frère, une cousine par exemple, en a possédé un, ne serait ce qu’une fois dans sa vie, on risque soi-même de graves ennuis.

Je ne sais pas où ils ont amené Charlie.

Là, ils exagèrent. C’est de la folie. Et moi qui me croyais tranquille pour un bout de temps avec mon chat brun.

Bien sûr, s’ils cherchent avant, ils n’ont pas fini d’en arrêter des proprios de chats et de chiens.

Je n’ai pas dormi de la nuit. J’aurais dû me méfier des Bruns dès qu’ils nous ont imposé leur première loi sur les animaux. Après tout, il était à moi mon chat, comme son chien pour Charlie, on aurait dû dire non. Résister davantage, mais comment? Ça va si vite, il y a le boulot, les soucis de tous les jours. Les autres aussi baissent les bras pour être un peu tranquilles, non?

On frappe à la porte. Si tôt le matin, ça n’arrive jamais. J’ai peur. Le jour n’est pas levé, il fait encore brun dehors. Mais, arrêtez de taper si fort, j’arrive.



Matin brun, par Franck Pavloff, Éditions Cheyne, 1998
(Version PDF)

vendredi 18 mai 2012

Cinémaboule: La Chérie de Jupiter (1955)

Jour historique!

En effet, ce 18 mai sera, dans l’histoire du Québec, un jour historique. Ce sera le jour où le droit d’expression aura commencé à disparaître.

Afin de sortir de la crise étudiante, provoquée par une hausse abusive des droits de scolarité, le gouvernement de John James Charest s’apprête à passer une loi spéciale, la loi 78, totalement disproportionnée par rapport au problème qu’elle s'imagine régler.

Non seulement devient-il illégal d’empêcher l’accès aux lieux d’enseignement, non seulement devient-il illégal de ne pas prodiguer les cours, non seulement devient-il illégal de ne pas prévenir huit heures à l’avance de la tenue d’une manifestation ainsi que de son itinéraire et du nombre de personnes devant y prendre part (sic), non seulement la loi prévoit-elle des amendes démesurées pour la moindre infraction, mais en plus les organisateurs seront responsables des débordements causés pas des tiers et sanctionnés en conséquence.

Non seulement, tout cela, mais en plus les disposition de la loi 78 s’appliquent à toutes les personnes physiques ou morales actives au Québec.

Bref, si vous voulez organiser une manifestation comptant plus de 50 personnes, gare à vous!

Bien entendu, il ne peut y avoir de totalitarisme sans menace à la clé. Mais c’est curieux tout de même que, dans notre histoire récente, ce sont toujours les libéraux qui remettent en question nos libertés fondamentales.

Et dire que ça se prétend démocrate…


jeudi 17 mai 2012

Les jouets imaginaires





Usés, avec leurs boites défraichies, comme s’ils avaient vraiment servi, ces merveilleux jouets d’antan sont inventés de toute pièce par l’artiste américain Randy Regier. C’est la nostalgie de ce qui n’est jamais arrivé.

DERNIÈRE HEURE


Sur la photo, on dirait qu’il se demande qui sera le prochain.

À deux mains


Bientôt, ce ne seront plus les deux mains sur le volant, avec John James, mais les deux mains sur la matraque.

mercredi 16 mai 2012

DERNIÈRE HEURE


Heureusement, c’est pas à Montréal ou à Victoriaville qu’on verrait des affaires de même!

Loi spéciale du jour

Selon la nouvelle ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport (sic), la très crispée Mme Michelle Courchesne, le recours à une loi spéciale se précise pour forcer le retour en classe des étudiants protestant contre la hausse abusive des frais de scolarité.

En effet, madame la ministre a jugé, lors de sa dernière rencontre, que les leaders étudiants avaient durci leur position. Cela a certainement dû lui paraître totalement incompréhensible. En effet, quoi de mieux pour instaurer une aura de confiance lors de discussions que lorsque la partie gouvernementale a tenté une première fois de rouler dans la farine ses interlocuteurs?

Bref, rien ne va plus a réalisé ladite ministre. On admire au passage le fulgurant esprit de synthèse qui l’anime, elle et son gouvernement, puisque la grève n’en est qu’à sa 14e semaine. Aussi, devant cette impasse, envisage-t-elle désormais de recourir à une loi spéciale. Ladite loi, sans l’ombre d’un doute, sera beaucoup mieux respectée que les multiples injonctions qui, elles aussi, avaient force de loi.

Ah oui! On sent que la crise va bientôt être entièrement réglée…

Montréal vue du sol


Le temps des lilas.

Même si ce ne sont pas des lilas...

mardi 15 mai 2012

Déclic

Ce bel objet, si vous oubliez déjà, est un appareil photo. Cette rarissime Leica de 1927 a été adjugée à 2,1 millions d’euros à l’encan, soit plus de 2,7 millions canadiens. Fouillez vos greniers!

Bye-bye Line

Il est très touchant de lire les commentateurs de la chose politique aujourd’hui, en relation avec la démission de l’ancienne ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport (sic), Mme Line Beauchamp. Ils sont à peu près unanimes à la féliciter de sa décision dès lors qu’il était devenu évident que, effectivement, les négociations – pour autant qu’on puisse qualifier ce dialogue de sourds inflexibles des négociations – étaient rendues au point mort. En fait, elles ne l’avaient jamais quitté.

Certains regrettent son départ, mais, pour peu qu’on lise entre les lignes, on sent bien à quel point tout le monde pousse un soupir de soulagement. Certes, on est reconnaissant à la dame pour ses services rendus, en particulier relativement à la levée de fonds pour le Parti libéral, mais on est surtout heureux qu’elle ait (enfin) laissé la place à d’autres meilleurs.

Ce que je regrette pour ma part, c’est que sa seule bonne décision ait été la dernière.

Et qu’elle ait pris tant de temps à la mûrir.

Un jour, quand je partirai...

lundi 14 mai 2012

DERNIÈRE HEURE



Incitation au scepticisme

J’ai failli renverser mon calice pendant la messe de onze heures quand j’ai lu dans le journal que les étudiants soupçonnés d’avoir déposé des engins fumigènes dans le métro de Montréal sont accusés «d’incitation à craindre des activités terroristes».

D’une part, j’ai trouvé que cela était un beau pléonasme. Comment, en effet, ne pas craindre des activités terroristes qui – le mot le dit – visent à inspirer la peur à l’échelle d’une société? De même, le terme «inciter à craindre» n’a pas plus de sens. La peur se déclenche toute seule en présence d’une menace; il n’y a pas à l’inciter, la susciter, la stimuler ou l’affriander de quelque manière.

Je me suis demandé pourquoi on avait pu accoucher d’un chef d’accusation aussi biscornu. On sait pourtant que nos gouvernements n’hésitent jamais à brandir l’accusation de terrorisme sous n’importe quel prétexte. Combien de fois a-t-on entendu parler de personnes arrêtées et détenues sans possibilité de libération sous caution, simplement parce qu’on les avait soupçonnées de complot en vue de perpétrer un acte terroriste?

Alors pourquoi tourner autour du pot à ce point? Probablement parce que, à force de tourner autour, les gens vont finalement penser qu’il y en a un. Effectivement, il était difficile, voire impossible, de songer ne serait-ce qu’un instant que ces étudiants fussent des terroristes cherchant à rompre l’équilibre politico-social du Québec. Tout ce qu’ils veulent, c’est de ne pas se faire arnaquer grossièrement par le système.

Mais il fallait aussi les discréditer, eux personnellement et tout le mouvement dont ils sont issus. Or dans la novlangue répressive et néolibérale, la seule accusation qui ne pardonne pas et contre laquelle personne n’osera se rebiffer au sein de la population, c’est celle de terrorisme. Mais comment accoler l’étiquette de terroriste à une poignée de jeunes excédés par l’indifférence du pouvoir?

Eh bien, maintenant c’est fait.

Mais personne n’y croit.

Montréal vue du sol


Peut-être une buse. Difficile à dire, depuis le mont Royal.

dimanche 13 mai 2012

Déclic

Les photos de Tono Stano.

Le prix du prix de l'éducation


Un article de première page du New York Times en ligne ce weekend raconte l’odyssée d’une génération américaine écrasée par les frais de scolarité. Augmentations ahurissantes, bourses et emprunts meurtriers à faire saliver nos Libéraux, collèges privés à profit qui réjouiraient nos CAQais, avec témoignages, analyses et chartes à l’appui. Catastrophe annoncée, avertissement et exemple à ne pas suivre.

De quoi vous faire troquer le vert, le jaune ou le blanc pour du rouge bien carré.

Les extra-terrestres sont parmi nous


Spécial du jour

Illustration: Phil Noto, via This isn’t happiness

Spécial du jour

Photo: Miranda Rachellina, via Neatorama

Spécial du jour

Illustration: Art Spiegelman, 10 mai 1993
Via This isn’t happiness