L’éther sauvage
Ayant fait l’objet d’une injonction du Collège des médecins quelques mois avant sa parution, l’ouvrage dénonce avec une rare virulence le chantage éhonté et la prise en otage effective de toute la population québécoise. L’auteure, elle-même médecin généraliste, brosse dans un premier temps un historique brillamment documenté qui illustre les progrès du « pouvoir blanc ». D’abord simples leaders d’opinion avant la Révolution tranquille, les médecins occupaient une position sociale prépondérante auprès des populations rurales ou fraîchement urbanisées. Cependant, la réforme de la structure des soins de santé au début des années 1960 et la mise sur pied du programme d’assurance maladie ont donné aux médecins un énorme pouvoir. L’auteure note, non sans ironie, que les médecins se sont battus avec acharnement contre l’institution de l’assurance maladie, invoquant, entre autres, l’ingérence inqualifiable de l’État dans les affaires privées. Ils furent néanmoins prompts à reconnaître – et à capitaliser, dans tous les sens du mot ! – les avantages que cette nouvelle donne politico-sociale leur conférait. Existant déjà en tant que corps professionnel, les réformes leur ont apporté en outre une structure homogène permettant de les mobiliser en moins de quelques heures. Ainsi, que ce soit afin d’exercer des pressions sur les diverses administrations locales, régionales ou provinciales, ou que ce soit afin d’extorquer des concessions monétaires ou des privilèges de toutes sortes, les médecins ont toujours exercé une espèce de cinquième pouvoir sitôt leur mainmise sur les services de santé confirmée à l’échelle de la Province. Désormais constitués en une espèce de phratrie toute-puissante au sein de l’administration provinciale, ils sont à même de dicter leurs conditions à l’État, et à la population. Affranchis de toute conception démocratique, ils exigent, et obtiennent, un peu plus à chaque confrontation avec leur employeur. Qu’il s’agisse des subventions aux études des futurs médecins, des allégements à la tâche ou des assignations en région, ils demeurent, à l’intérieur de leur tour d’ivoire, des intouchables auxquels tout est dû sans partage. Ainsi, toute la population, et avec elle son avenir, se retrouve entre les mains d’individus sans scrupules qui, au nom de la santé publique et du mieux-être collectif, décident dans l’arbitraire des politiques actuelles et futures, n’hésitant jamais à hypothéquer l’avenir. L’insolence des « sauvages de l’éther » est poussée à un tel point qu’ils n’hésitent pas à passer de la menace à l’acte et d’aller faire carrière outre-frontière au nom d’une liberté qui leur est soi-disant refusée dans la Province qui a payé presque intégralement leur onéreuse formation.
– Rebecca Caouette – 416 p. – 1995 – Mise au ban de sa profession, l’auteure a dû, ironiquement, s’exiler afin de terminer sa carrière à l’abri des polémiques et des tracasseries. Revenue depuis peu au Québec, elle a repris le flambeau de la contestation avec énergie.