[Attention, ce post est significativement plus long que la moyenne. Mes excuses par avance.]
Voilà quelques longues semaines dont la somme doit dépasser celle des semaines écoulées de la présente année, tu m'as amicalement demandé de mes nouvelles, vu que l'Atlantique nous sépare aujourd'hui, faisant un peu plus que les quelques rues d'autrefois, et que c'est pas en comptant sur la tectonique des continents qu'on se reverra. Je choisis donc de prendre la fulgurante technique électronique plutôt que tectonique pour te répondre. En public. Cachés derrière nos pseudonymes, j'ai hésité un temps. En fait, j'attends depuis des semaines certainement aussi nombreuses que ceusses mentionnées ci-dessusse... une grande nouvelle que je voulais te faire partager. La nouvelle est tombée. En fait, elle m'est tombée sur la gueule. Comme je sais qu'il y a chez toi cette sensibilité politique aux affaires de ce monde, je me suis dit que j'allais te raconter la mésaventure qui m'arrive, que ça t'intéresserait, et que tu du coup, j'allais te raconter tout ça en public, pour en faire profiter tout le monde (sauf erreur, certains ici présents dans la salle me connaisse également, je les salue bien bas en leur disant que je partagerais bien un verre en leur chaleureuse compagnie à l'occasion). Je ne doute néanmoins pas une seconde que tu sauras lire entre les lignes (ta grande spécialité, un grande maître respecté en la matière!) pour y déceler mon amitié intacte envers celui que tu as été, que tu es et même que tu seras, mon cher Albert Camus.
Ma mésaventure concerne la Science, avec un grand L comme disait il y a quelques années un livre qu'à richement illustré (comment se pourrait-il être autrement), notre ami commun Numéro 6. Tu sais que la Science va mal. Le monde va mal. Mais la Science aussi. Tu sais aussi que je m'y suis plongé dedans avec toute la fougue de celui qui a des raisons psychanalytiques profondes (pour ne pas dire complétement névrotiques...) de s'y plonger. Je me suis plongé dans la Science pour échapper au Monde, mais c'est là une autre histoire. La Science donc.
Aux lecteurs qui nous ont suivis jusqu'ici, je mentionne rapidement que le sujet de mon propos concerne bien l'étonnement (restons poli) devant l'incroyable déroulement des affaires de ce bas monde, du rôle des politiques et plus particulièrement du pouvoir qu'il manipule (dans les deux sens du terme). Les lecteurs assidus de ce blog sauront qu'il est souvent question ici de ces questions justement, avec un humour détaché qui est celui des gens de goût. Bon.
Posons le décor. Nous sommes dans un monde occidental qui fait deux choses fausses à la fois. (En fait il en fait infiniment plus que ça, mais je veux juste parler de ce que je connais un peu). La première est de celle de dire sournoisement que tous les discours se valent, sont vaguement à égalité, que tout est "histoire" (avant de se décanter en Histoire). On appelle ça le relativisme culturel ou le story-telling, c'est pareil. C'est très répandu. Ça donne des choses absurdes comme l'obligation d'accepter toute culture chez soi, ou de croire que l'évolution n'est qu'une "théorie" parmi d'autres... Ce dernier exemple est, je crois, bien d'acualité sur votre continent nordique, mon cher Albert Camus.
La deuxième est de confondre Science et technique. C'est une évidence. "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme" disait l'autre. C'est plus sournois aujourd'hui, puisque qu'il est de moins en moins question de Science, et donc encore moins de conscience... La technique occidentale domine largement l'usage de la vie que nous avons. Les réactions à ce mode de vie dominant ne se sont pas fait attendre, et des exilés technologiques apparaissent un peu partout en Occident. Sur le terreau favorable du relativisme culturel! On boucle la boucle, on confond retour du religieux avec le recours au religieux, et tout est donc foutu, conclusion évidente à laquelle tu dois, comme moi, certainement aboutir souvent le soir, avant de te servir un verre de bon vin.
Dans ce merdier, arrive Allumeur de réverbère. Il sent bien que ça avance pas, que la Science n'est pas ça, que tout le monde se trompe (vous avez dit névrotique?...), que la Science n'est pas communication, qu'elle a une éthique propre, et que son but reste la construction d'un langage univoque sur le monde. Je répète: univoque. Mais comme ça ne sera jamais qu'un "langage sur..." il lui faut une éthique. Passons.
La situation d'Allumeur de réverbère n'est pas follichonne. 36 ans, déjà 8 ans d'expérience à l'étranger, travaillant d'arrache-pied sur des sujets qu'il considère annexes, il n'arrive pas à entrer dans le système (certes mortifère, il n'est pas aveugle) français de recherche. CNRS, CNAP, universités tout y passe, rien à faire. Le mec commence à se faire vieux, et ça commence à sentir le poisson... Allumeur de réverbère a de plus le mauvais goût de travailler dans une discipline où les romantiques sont légions, et où la pression extérieure du public, médiatique, est énorme: je veux dire l'astronomie (en fait l'astrophysique, mais voilà, personne ne s'intéresse à la différence, c'est bien là le problème...). Sa discipline est aujourd'hui complètement dominée (dans sa marche quotidienne) par la question des planètes extra-solaires, dont l'intérêt immense qu'elles suscitent devra bien un jour être dit pour ce qu'il est: un intérêt humain, philosophique, religieux... mais très peu scientifique. Ou alors on n'a pas les même définitions (je sais, je sais, c'est aussi qu'est là le problème).
Depuis plus d'une année, Allumeur de réverbère, patiemment, petit à petit choisit néanmoins d'avancer dans une direction complètement nouvelle. Complètement. Un champ scientifique nouveau, sur une base interdisciplinaire. Faisant intervenir des compétences, des concepts, des techniques complètement différentes, qu'il s'agit de modifier, de critiquer, d'améliorer, de remettre en cause. La Science, mon ami, la Science, excitante à souhait. Moi, seul, enfin, dans un champ de recherche que j'ouvre moi-même! Je n'en dors plus (déjà qu'avant...) Un vrai champ scientifique, dont le but est de faire progresser le "comment ce machin appelé Univers fonctionne". Pas un projet sur des objets, mais un champ de recherche sur le "comment", les mécanismes. Les perspectives sont vastes, le regard porte très loin, on va changer la face de la Science, on ne peut s'empêcher de penser au Nobel...
Le cadre national étant pou-rri, une seule solution, la grande déesse Europe. La grande déesse a mis en place un programme de financement des "jeunes" (j'haïs ce terme) chercheurs. Un vrai programme. On ne prend que les archi meilleurs et si le projet passe, on finance tout tout tout! C'est la Science dans sa pratique idéale. Pas de souçis d'argent, on engage des gens, on avance, sur des sujets risqués, on est la crème de la crème. La Science mon ami. Allumeur de réverbère se lance à fond, prépare tout, bien en avance, la demande, les ressources, les techniques, le réseau de collaborations et organise même un colloque international dans son propre labo. Tout, il a tout fait, préparé dans les moindres détails. Mentalement il a tout donné, à en perdre épisodiquement (50 fois par jour) la mémoire immédiate pendant deux mois...
Projet déposé fin octobre 2009. L'originalité du projet d'Allumeur de réverbère était évidente, éclatante, et même reconnue en dehors de sa discipline! La sélection se fait en deux tours, la réponse pour le premier doit tomber mi-février 2010. Depuis le 15 février 2010, Allumeur de réverbère appuie sur son client Mail toutes les deux minutes, même pendant la nuit. Fou il était, fou il restera!
Lundi 1er mars au soir, le mail arrive. Et la réponse, la réponse, elle doit forcément être puissante, limpide, fulgurante, dans un sens ou dans l'autre: soit c'est de la grosse marde, soit c'est génial, pas d'entre deux, Allumeur de réverbère déteste ça. Alors cette réponse? Ben... oui c'est génial, mais c'est non.
[...]
Voilà mon cher Albert Camus, où j'en suis dans ma vie. Voici mes nouvelles. Les raisons invoquées pour refuser mon projet sont absurdes. Suffisamment absurdes pour que je lance une procédure de recours, mais tu sais comment ça va, ce genre de choses... c'est du vent administratif. Il va sans dire, et tu le sais certainement, que je n'ai pas dit mon dernier mot. Mais disons que je passe en mode "sous-marin" pour un temps... Albert Camus l'insoumis, je suis ton disciple depuis longtemps.
Voilà. Sache aussi que ma compagne va très bien (ella a signé pour une job permanente super intéressante), et que les enfants poussent magnifiquement, superbement, et apportent à leur père la joie et la certitude d'exister. Je pense souvent à toi, et à celle qui t'accompagne et que tu embrasseras avec fougue de ma part, en espérant que vous allez bien tous les deux.
Allumeur de réverbère.
P.S. Pour respecter les bonnes habitudes que nous avions: à lire absolument, si tu ne connais pas déjà: "Les planches courbes" d'Yves Bonnefoy. J'aborde à peine Saint-John Perse également. La poésie comme refuge, je ne suis pas le premier.
3 commentaires:
Ce n'est même pas une maigre consolation, mais un effarant constat. La situation est pratiquement la même en littérature; et probablement dans les arts en général.
Bref, science et art, même combat.
Merci de partager cette aventure avec nous.
C’est chiant, ce contretemps (car ça ne peut être autre chose), mais c’est tout ça qui rendra la biographie d’autant plus captivante! ;)
Merci à tous les deux pour vos commentaires.
Science et art, même combat (même si les litéraires me semblent avoir une responsabilité autrement plus grande dans le déploiement du relativisme... mais je suis prêt à en discuter très ouvertement).
Numéro 6, c'est chiant comme tu dis. Pour la biographie, c'est très flatteur, et je t'en remercie! :-)
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