lundi 8 août 2022

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Le champagne aux travailleurs


Les sociétés s’identifient par les éléments qui marquent leur richesse. Il en est de même de la réussite, qu’elle soit individuelle ou collective, qu’on ne peut véritablement juger qu’à partir des possessions matérielles. Par exemple, la voiture, la maison et tous les accessoires idoines deviennent des témoignages du statut social de leur propriétaire. L’influence du discours est déterminante lorsqu’on considère une société en particulier afin de mieux comprendre les mécanismes sous-jacents. Ainsi, en maints endroits, le statut de l’individu passe par la propriété immobilière. Nombre de personnes ne se considèrent citoyennes de plein droit qu’à partir du moment où elles possèdent leur propre maison. Que ce soit à la suite d’une imprégnation par un discours déterminé ou simplement à la suite d’un choix de société, l’identité première passe par les biens que l’on possède ou, à tout le moins, dont on dispose librement. C’est sans doute dans cette approche qu’il faut comprendre le sens du slogan des années 1960 « le champagne aux travailleurs ». L’auteure, prenant au mot cet étalon de mesure, se livre, sur le ton de l’humour, à une intéressante, quoiqu’assez peu scientifique, étude de la société contemporaine. En évaluant, grâce à des entrevues menées dans le cadre d’une tout autre étude, la fréquence des libations au champagne d’un groupe aléatoire de travailleurs de la construction, elle en déduit que les travailleurs, aujourd’hui, connaissent une plus grande prospérité. Cette prospérité, qu’elle soit individuelle, ou « de classe » comme le voudrait le discours suranné de la gauche d’autrefois, démontre que l’accès facilité au champagne, utilisé comme étalon de mesure des biens de consommation de luxe, dénote une amélioration notable du niveau de vie des masses laborieuses au cours des trente à quarante dernières années. Cette amélioration, coïncidant avec le passage vers une économie tertiaire, donne en outre aux travailleurs davantage l’occasion de goûter le précieux nectar. Le champagne n’étant plus l’apanage exclusif des mariages et des naissances, il est maintenant sabré annuellement, à des moments choisis, non seulement afin de souligner ces événements, mais aussi, sur le plan de l’inconscient collectif, afin de marquer une rupture entre le présent et le passé. En effet, désormais affranchis de l’épithète « les damnés de la terre », les travailleurs ont aujourd’hui le loisir de participer librement et pleinement à la société qui les entoure et dont ils ne sont plus des objets d’exploitation. 


 – Ada Kahn – 202 p. – 1994 – Cet essai, davantage un pamphlet humoristique qu’une étude de plein droit, a obtenu la faveur d’un assez large public des deux côtés de l’Atlantique. Encensé par les uns et renié par une minorité composée essentiellement de « dinosaures de la gauche », il demeure une oeuvre originale et essentiellement ludique.

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