Le temps des bouffons | Pierre Falardeau (1993, filmé en 1985)
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Extrait
Des bourgeois pleins de marde d’aujourd’hui déguisés en bourgeois pleins de marde d’autrefois célèbrent le bon vieux temps. Le bon vieux temps, c’est la Conquête anglaise de 1760; par la force des armes, les marchands anglais s’emparent du commerce de la fourrure. Chaque année, les grands boss se réunissent pour fêter leur fortune. Ils mangent, ils boivent, ils chantent. Ils s’appellent McGill, Ellice, Smith, Frobisher, Mackenzie. C’est ca, le Beaver Club il y a 200 ans. C’est la mafia de l’époque. Ils achètent tout: les terres, les honneurs, les médailles, le pouvoir, tout ce qui s’achète. La gang de fourrure forme lentement l’élite de la société. Les voleurs deviennent tranquillement d’honorables citoyens. Ils blanchissent l’argent sale en devenant banquiers, seigneurs, politiciens, juges. C’est ça, le Beaver Club au début.
Deux cents ans plus tard, leurs descendants, devenus tout à fait respectables, font revivre cette fête par excellence de l’exploitation coloniale. Le gros Maurice, ministre des Forêts, devenu boss d’une multinationale du papier. Jeanne Sauvé, sa femme, administrateure de Bombardier, d’Industrial Insurance, et gouverneuse générale. Marc Lalonde, ancien ministre des Finances, maintenant au conseil d’administration de la City Bank of Canada. Francis Fox, ministre des Communications, engagé par Astral Communications. Toute la gang des Canadiens français de service est là, costumée en rois nègres biculturels. Des anciens politiciens devenus hommes d’affaires. Des anciens hommes d’affaires devenus politiciens. Des futurs politiciens encore hommes d’affaires.
Toute la rapace est là: des boss pis des femmes de boss, des barons de la finance, des rois de la pizza congelée, des mafiosos de l’immobilier. Toute la gang des bienfaiteurs de l’humanité. Des charognes à qui on élève des monuments, des profiteurs qui passent pour des philanthropes, des pauvres types amis du régime déguisés en sénateurs séniles, des bonnes femmes au cul trop serré, des petites plottes qui sucent pour monter jusqu’au top, des journalistes rampants habillés en éditorialistes serviles, des avocats véreux, costumés en juges à 100.000$ par année, des liche-culs qui se prennent pour des artistes. Toute la gang est là: un beau ramassis d’insignifiants chromés, médaillés, cravatés, vulgaires et grossiers avec leurs costumes chics et leurs bijoux de luxe. Ils puent le parfum cher. Sont riches pis sont beaux; affreusement beaux avec leurs dents affreusement blanches pis leur peau affreusement rose. Et ils fêtent...
Au Ghana, une fois par année, les pauvres imitent les riches. Ici, ce soir, les riches imitent les riches. Chacun à sa place... Les bourgeois anglais se déguisent en bourgeois anglais, les collabos bilingues s’habillent en collabos bilingues, souriants et satisfaits, les Écossais sortent leur jupe écossaise, les Indiens se mettent des plumes dans le cul pour faire autochtones. On déguise les Québécois en musiciens pis en waiters. Les immigrés? Comme les Québécois, en waiters! Chemises à carreaux et ceintures fléchées. Manque juste les raquettes pis les canisses de sirop d’érable. Des porteurs d’eau déguisés en porteurs de champagne. Alô-ouette, gentille alô-ouette!
C’est toute l’histoire du Québec en raccourci. Toute la réalité du Québec en résumé: claire, nette pour une fois, comme grossie à la loupe. Ce soir, les maîtres fêtent le bon vieux temps. Ils fêtent l’âge d’or et le paradis perdu. Ils crient haut et fort, sans gêne, leur droit au profit, leur droit à l’exploitation, leur droit à la sueur des autres. Ils boivent à leurs succès. Ils chantent que tout va bien, que rien ne doit changer, que c’est pour toujours... toujours aux mêmes, toujours les mêmes.
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