mercredi 23 novembre 2022

Catalogue

 


Les poètes monstrueux


Avant leur mort, des poètes particulièrement méritants sont amenés devant le tribunal de Dieu. Impressionnés, ils ne comprennent tout d’abord pas pourquoi ils sont toujours vivants alors que tous autour d’eux sont morts. L’Être suprême les présente tour à tour et explique que, comme pour tout homme mortel, leur valeur a été jugée selon les accomplissements de leur vie. C’est donc par leur oeuvre qu’ils s’avèrent dignes de servir les desseins du Seigneur. Leur rôle sera désormais de mener l’humanité vers les sphères plus élevées de la connaissance afin d’assurer la survie de l’espèce, survie autant physique que morale. Les poètes, décidant d’agir en collégialité, s’attellent à la tâche qui leur semble aisée maintenant que Dieu en a fait des personnages omniscients et, surtout, omnipotents. Ils échangent alors dans ce qu’ils appellent leur « Cénotaphe », d’où ils entreprennent de forger l’avenir de l’humanité. Pétris d’un idéalisme touchant, ils réalisent bien vite la complexité de leur tâche, en dépit des immenses pouvoirs dont ils disposent. En effet, l’inertie humaine s’avère un poids immense que leur génie et leur puissance n’arrivent que difficilement à soulever. En outre, chacune de leurs interventions semble être systématiquement mal interprétée par l’humanité qui n’arrive pas à comprendre que telle apparition, tel message ou telle réalisation ne constitue pas nécessairement un miracle abscons auquel il faut attribuer un sens plus complexe que nécessaire. Ils désespèrent très vite d’arriver à enseigner aux humains les lois fondamentales de l’univers et celles, plus importantes encore, du respect d’autrui. Progressivement excédés par l’hermétisme de la conscience humaine dans l’état où elle se trouve, ils ont recours à des gestes extrêmes afin de secouer l’indifférence générale de leurs semblables. Rarement au début, puis de plus en plus souvent, ils usent à la fois des commandements et des punitions. Tel pays qui refuse de reconnaître l’existence d’une ethnie est frappé par un tremblement de terre. Tel autre où la classe dominante commet les pires exactions aux dépens des démunis voit se répandre chez les privilégiés des maladies épouvantables. De plus en plus découragés par l’attitude indifférente des hommes, ils ne se rendent pas compte que leurs méthodes comptent de moins en moins d’avertissements et de plus en plus de punitions. Au bout de quelques siècles, ils ne gèrent plus que par cataclysmes naturels jusqu’à ce que l’Être suprême les convoque à nouveau devant lui. Jugés pour une seconde fois, ils blâment leurs échecs sur l’incompréhension des mortels. Ils se retrouvent alors au banc des accusés, à la même place que ceux qu’ils étaient chargés d’éduquer.


 – Yvon Lavallée – 140 p. – 1989 – Étonnamment proche des bonnes intentions dont est pétrie, sans doute, l’âme de nos dirigeants. Cette pièce illustre sans fard, mais avec un manifeste talent, l’expression : « L’enfer est pavé de bonnes intentions. »


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