Passe-moi son savon
À Gomel, au Bélarus, les lendemains de la chute du socialisme sont ressentis durement. Les pénuries ont pris fin, mais les prix ont connu des flambées étourdissantes. Nul plus que le directeur de la prison n’est au courant de la situation. Depuis des mois, ses budgets réduits ne lui permettent même plus d’assurer le salaire des gardes, pas plus que de pourvoir de manière adéquate aux besoins de la population carcérale. À quelques pas de là, une usine désormais désuète est à la veille de fermer ses portes, car les moyens manquent également pour payer les ouvriers. Cependant, les contacts du directeur de l’usine lui permettraient d’échanger sa production contre celle de différents complexes industriels, à condition d’avoir une main-d’oeuvre disposée à travailler en échange d’un salaire en nature. Romansky, le directeur de la prison, offre à Kerenov, celui de l’usine, de lui prêter ses détenus afin que ces derniers fassent marcher la production. Romansky se met à la tâche, désignant les hommes qui seront autorisés à sortir travailler, échappant ainsi aux sordides conditions de détention au moins pendant quelques heures. En outre, les « travailleurs » ont la chance, pendant leur pause, de jouer de la prunelle avec les femmes employées par l’ancien kolkhoze local où elles filent la laine des moutons. Alors que les « travailleurs » reviennent le soir dans leur cellule le coeur en joie et l’estomac plein, les consignés commencent à éprouver de plus en plus de rancoeur à leur égard. Certains tentent même de resquiller et d’aller à l’usine, mais ces clandestins sont rapidement démasqués par leurs codétenus et ramenés à l’ordre sans ménagement. Les frictions se multiplient tandis qu’il s’établit une véritable caste de privilégiés au sein des prisonniers ; ceux qui ont les moyens d’acheter auprès des gardiens de menus privilèges et les autres qui leur servent littéralement de larbins. Au bout de quelques mois, les « travailleurs » se sont fait allouer des cellules de leur choix où ils s’installent en plus petit nombre, tandis que les consignés vivent dans des conditions sans cesse dégradées. Bientôt, Romansky n’a plus le choix que de séparer les deux camps, d’une part pour que le « luxe » des uns offense moins les autres, d’autre part parce que les conflits deviennent de plus en plus violents, entraînant maintenant non plus seulement des prises de bec, mais de véritables rixes. Cependant, il est un endroit où la ségrégation est impossible, car les moyens ne permettent de chauffer l’eau qu’à une certaine heure du jour : les douches. C’est au moment où un des consignés ordonne à un nouveau de lui remettre le savon d’un des « travailleurs » que se produit l’étincelle qui fera éclater la révolte des hommes nus.
– Margotte Lacaille – 238 p. – 1996 – Ce n’est pas tant une histoire que l’auteur parvient à rendre ici, comme une ambiance et, surtout, des personnages à la fois colorés et empreints d’une éclatante force de caractère. Grâce à un jeu tout en nuances, qui ne serait pas désavoué à la scène, elle jette les unes contre les autres en un choc étourdissant les passions contemporaines.
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