La cour donatrice
Les démunis, dans notre société, jouent, à leurs dépens, un double rôle. D’une part, comme chacun sait, c’est sur leur dos que sont réalisés les faramineux profits des grandes entreprises, généralement multinationales. Celles-ci, en constituant un bassin de sans-emploi, forcent, par le jeu de l’offre et de la demande, les salaires à la baisse. En outre, les démunis demeurent de fidèles consommateurs et contribuent ainsi à la circulation des biens et des services. Or, les grandes entreprises constituent en outre le plus puissant groupe de pression qui existe. À preuve, ce qu’on appelle obligeamment le lobbying, est devenu un incontournable des cercles du pouvoir. Forme ultraspécialisée de marketing à caractère publicitaire, le lobbying dispose d’avantages colossaux que n’ont pas les firmes de publicité ordinaires. En effet, leur public cible, étant composé exclusivement de politiciens et de leur entourage, est clairement défini. Aussi, alors que la proportion dollars/individu est relativement faible dans le marché global, elle s’inverse totalement dans le cadre d’une campagne de lobbying. Ainsi, les décideurs étant facilement identifiés, il devient possible pour les grandes entreprises, grâce aux énormes moyens dont elles disposent, de littéralement acheter l’oreille, et très souvent la conscience, des détenteurs du pouvoir politique. En ce sens, elles forment une espèce de cour privilégiée qui entoure constamment les décideurs. Il s’agit bien entendu d’une cour d’un style nouveau où les prébendes personnelles, plutôt que d’être distribuées par le pouvoir, lui sont au contraire consenties afin de s’attirer ses faveurs. Mais il ne suffit pas, bien entendu, de soudoyer de hauts fonctionnaires. À la longue, ce procédé recèle des risques dont ont pâti bien des gouvernements autoritaires. Les grandes entreprises ménagent également leur image en mettant sur pied des programmes dont le but officiel est de venir en aide aux plus démunis qui, la plupart du temps, sont leurs victimes. Officieusement, le mobile est moins net. Leurs dons, consentis à des causes méritoires, sont généralement accompagnés de publicisations à outrance. La prétendue « charité » dont elles font preuve n’est rien d’autre qu’une opération de relations publiques hautement intéressée. Si les démunis semblent profiter quelque peu des « largesses » de cette cour donatrice, il ne faut surtout pas qu’ils posent la question suivante : « Quelle proportion de leurs revenus les grandes entreprises consacrent-elles réellement à soulager la misère qu’elles ont la plupart du temps créée ? »
– Rose Dévan – 392 p. – 1994 – L’auteure, ayant longtemps collaboré à la Fondation de l’université du Niagara, a bien connu les coulisses de l’« industrie » de la philanthropie. Quelque peu désillusionnée devant la froide indifférence de ceux et celles qui profitent de ses rouages, elle a publié cet essai impitoyable attaquant l’hypocrisie des bien-pensants.
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