samedi 31 octobre 2009

Être de quelque part et grippe à porcs




UNE LETTRE POSTÉE DE KENTBURY ÉTAIT PARVENUE CE MATIN-LÀ AU TRIBUNAL DE SHIPBURGDEN, À L'ATTENTION SPÉCIALE DE L'ATTORNEY DU CHEF-LIEU.




« Cher Monsieur,
Ce n'était pas pour en arriver là?
De père en fils, nous vivons ici, comme nos grands-parents et comme les parents de nos grands-parents et même plus loin dans le passé, comme les fondateurs de notre famille. Dans notre rang, la vigueur des fermiers. Ceux qui ont épierré les champs, levé les murets, préservé les carrés de forêts et prospéré sur ce calcaire. La question du destin ne se posait jamais: les gosses reprenaient la ferme des pères. Ils travaillaient dur et se montraient dignes. J'ai hérité de la mienne en 1969.

Le Dorset était un paradis, la vie était douce.
Qu'avons-nous fait et qui est coupable?
Comment avons-nous pu laisser l'enfer s'inviter sur ce carré de terre?
Je ne veux plus entendre leurs cris. Je ne peux plus les supporter.
Ils vivent dans l'obscurité en permanence. Lorsqu'on fait coulisser la porte à glissière, ils entendent le grincement et commencent à geindre. Leur plainte gonfle dans le noir. Elle fait comme un rempart qu'il faut forcer pour entrer. Quand ils sentent qu'on pénètre sur les rampes de grillage, ils ruent dans les cages, se cognent aux barres. Le fracas du métal se mêle aux hurlements. La clameur monte en intensité. Je ne veux plus de ces cris: c'est un bruit monstrueux, absurde, un son que la loi de la nature interdit.
La nuit les cris sont dans ma tête. Ils me réveillent, vers une heure, après le premier sommeil. Mes cauchemars sont l'écho de ce mal.
Les choses ont commencé il y a quarante ans. Il y a eu la première ferme intensive et les autres éleveurs ont emboîté le pas. Ensemble, cela n'aurait pas été difficile de résister. On serait resté un peu à la traîne. On aurait continué comme avant et les tendances du monde auraient glissé sur nous. La difficulté n'est pas de rester à quai, mais de voir son voisin monter dans le train du progrès sans vous. C'est le mimétisme qui a couvert le Dorset de hangars à cochons. La campagne s'était trouvé de nouveaux chefs, des types qui la réorganisaient dans leur bureau. De Londres, de Bristol, ils sont venus nous convaincre que l'avenir était dans la production en batterie. Ils disaient qu'aujourd'hui un éleveur doit nourrir des centaines, des milliers de gens entassés dans les villes. La planète n'a plus la place pour le bétail, les hommes n'ont plus le temps de le mener au pré. Sur la même surface, désormais, la technique permettrait d'augmenter les rendements! Il suffisait de ne plus exiger de la terre qu'elle fournisse sa force aux bêtes, mais de leur apporter l'énergie nous-mêmes sur un plateau!

C'était une révolution. Car nous avions été élevés par des gens qui croyaient à la réalité du sang. Jusqu'ici, les bêtes que nous mangions se nourrissaient d'une herbe engraissée dans le terreau du Dorset, chauffée au soleil du Dorset, battue par les vents du Dorset. L'énergie puisée dans le sol, pulsée dans les fibres de l'herbe, diffusée dans les tissus musculaires des bêtes irriguait nos propres corps. L'énergie se transférait verticalement, des profondeurs vers l'homme, via l'herbe puis la bête. C'était cela être de quelque part: porter dans ses veines les principes chimiques d'un sol. Et voilà qu'on nous annonçait que le sol était devenu inutile.
Ils nous serinaient leur slogan préféré: "Il faut transformer le fourrage en viande." J'y ai cru. Nous y avons tous cru. Nos yeux ont changé. Lorsqu'on me livrait les sacs de granulés, je voyais des jambons.
Nous avions du respect pour ces sacs: ils représentaient de la viande. Nous avions de la considération pour la viande: elle représentait de l'argent. Nous avons oublié qu'au milieu il y avait les bêtes. Nous les avons annulés. Et c'est pour cela que nous les avons privés de lumière.
Nous les avons parqués dans des cages où elles ne pouvaient ni avancer, ni reculer, ni se retourner, ni se coucher sur le flanc. L'objectif était qu'elles se tiennent parfaitement immobiles car le mouvement gaspille l'énergie. Pour que le processus de fabrication des protéines fonctionne à bon rendement, il faut éviter les déperditions. Déplace-t-on les usines à tout bout de champ? Les cochons étaient des usines. Solidement implantées.
Chaque innovation a son inconvénient, mais chaque inconvénient sa réponse. L'immobilité rendait fous les cochons? Je les shootais aux antidépresseurs. L'ammoniaque du lisier leur infectait les poumons? Je mélangeais des antibiotiques à leur ration. Il n'y avait rien qui n'eût sa solution. Et ce qui n'avait pas de solution n'était pas vraiment un problème.
Les porcs étaient engraissés pendant vingt semaines. Les pelletées de granulés moulus que je balançais dans les stalles pleuvaient sur les dos roses. La poudre se prenait dans les soies. Ils avaient pris l'habitude de se secouer pour faire retomber la farine alimentaire. Il paraît que l'homme s'habitue à tout. Le cochon, non. Même après vingt semaines, ils continuaient de mordre leurs barreaux. Comme pour les couper. La question est de savoir si l'homme a déjà enduré pareille souffrance. Il y a un écrivain juif qui prétend que oui.

Les plus angoissés étaient les porcelets. On les sevrait au bout de trois semaines pour inséminer à nouveau les mères. En deux ans, une truie donnait cinq portées. À la dernière, c'était l'abattoir. Pour la tétée, la femelle se couchait sous une herse mécanique. Les petits avaient accès aux mamelles à travers les barreaux. C'était leur seul contact avec leur mère. Ils se battaient et, pour qu'ils ne se mutilent pas à mort, je leur arrachais à vif la queue et les incisives. Le problème lorsqu'on transforme les granulés en viande, c'est qu'on métamorphose les porcelets en loups.
L'immobilité avait une autre conséquence. Les membres s'atrophiaient. Les muscles des pattes fondaient. Certaines truies, gonflées à craquer de lait et de viande se soutenaient à peine sur leurs membres débiles. Parfois, lors des inspections, je me demandais si nous n'étions pas en train de fabriquer une nouvelle race. J'avais lu dans le Daily Observer que l'homme moderne n'avait pas terminé son évolution. Assis devant ses ordinateurs dans des pièces surchauffées, il continue à grandir. Ses bras s'allongent, ses os s'affinent et son cerveau grossit. Qui sait si nos descendants ne ressembleront pas à des êtres au corps mou avec des cortex surdéveloppés, des yeux énormes et une main unique tapant sur des claviers?
En se débattant, les cochons se cognaient, certains s'éborgnaient. Les plaies s'infectaient et le pus ruisselait. Des chancres couvraient l'intérieur des membres. Les hémorroïdes couronnaient les anus d'une pulpe pareille à celle des grenades. Tant que les infections ne gâtaient pas la chair, elles m'importaient peu. Sous les couennes couvertes de bubons, la viande reste saine. Dans la pénombre, on ne distinguait pas grand-chose.
Sous la voûte du hangar, la charge magnétique de la violence s'accumulait. La bulle gonflait, mais n'éclatait jamais. La souffrance extrême ne rend pas docile. Elle rend dingue. Nos usines étaient des asiles. Certains porcs devenaient dangereux, ils attaquaient leurs congénères. Les cages avaient été conçues pour les immobiliser, elles servaient à présent à les protéger les uns des autres. Seul les porcelets vivaient ensemble. Quand l'un d'eux mourait, on se hâtait de retirer le cadavre. Les autres l'auraient dévoré.

Herbert Jackson fut le premier. Il tenait une grosse exploitation en bordure du Fiddle, un ruisseau sur les rives duquel paissaient jadis des troupeaux. Les anciennes pâtures rapportaient bien. Puis on les avait vidées de leurs bêtes et mises en jachère. Herbert ressentit les premiers symptômes de la dépression au début de la sixième année d'élevage intensif. On l'aida comme on pouvait. Il consulta des médecins, se bourra de médicaments, embaucha un second manoeuvre pour lever un peu le pied. Mais rien n'y faisait. Il nous disait qu'il commençait à avoir peur de lui-même, que ce n'était pas pour cela qu'il avait choisi le métier et qu'il sentait bien que quelque chose nous échappait. Il employait de grands mots, parlait de "trahison".
Le directeur de notre syndicat était intelligent, il savait quoi répondre. Un jour, à la réunion annuelle, il demanda le silence et s'adressa à Herbert en public. Il annonça qu'il fallait "lever des malentendus". Il expliqua qu'une bête qui n'a jamais connu la vie au grand air ne peut pas souffrir d'en être privée. Puis il dit que nous ne pouvions rien contre une société où il semble normal aux gens de trouver le kilo de viande à cinq livres. Nos pairs ne considéraient pas la viande valût davantage. Ce n'était pas nous qui avions changé, mais la valeur des choses qui n'était plus la même. Lorsqu'une tranche de viande était une conquête, un porc avait une valeur. Lorsqu'une tranche de viande est une habitude, un porc devient un produit. Lorsqu'une tranche devient un droit, le porc perd les siens.
Herbert lui rétorqua que la souffrance n'était pas affaire d'expérience et que les gènes d'un animal qui n'a jamais connu le jour ne le prédisposaient pas pour autant à la nuit perpétuelle. La biologie n'avait pas programmé les porcs pour subir l'engraissement, la promiscuité et l'immobilité. Les bêtes enfermées avaient certainement la prescience de ce que représentait la liberté.

Le directeur avait haussé les épaules et brandi un livre intitulé Porcs, chèvres, lapins, un ouvrage de zoologie publié dans les années 1920 par un certain Paul Diffloth. Il avait lu un passage à haute voix "Les animaux sont des machines vivantes non pas dans l'acception figurée du mot, mais dans son acception la plus rigoureuse telle que l'admettent la mécanique et l'industrie". Il avait tendu l'exemplaire à Herbert et lui avait dit:
– Lis ça et reprends-toi.
À partir de ce moment on avait davantage vu Herbert au pub que dans sa ferme et il avait fini par tout vendre avant les Pâques de l'année suivante.
Lorsque les camions venaient charger les bêtes, la cohue était indescriptible. C'était bizarre de les voir refuser de quitter cet enfer. On les chargeait en paquet dans les bennes. Les hurlements devenaient indescriptibles. Les chauffeurs les haïssaient encore plus que nous. Ils tabassaient les récalcitrants, insultaient ceux qui faisaient perdre du temps. En 1980, on a commencé à utiliser des matraques électriques pour accélérer les chargements. On brûlait le trou du cul pour ne pas abîmer les couennes. Sous les décharges, les porcs se cabraient, bondissaient dans le tas, se frayaient passage en hurlant dans la muraille de viande. Beaucoup ne survivaient pas.

Parfois la nuit, sur la route de Londres, je croisais les camions. Ils glissaient silencieusement sur l'asphalte. Dans le faisceau des phares, je voyais les groins passer par les fentes des planches. Les porcs sentaient l'air du dehors pour la première et dernière fois de leur vie. Les convois traînaient dans leur sillage un fumet âcre. Une odeur que je connaissais bien. La même que la mienne. J'avais fini par en être imprégné. Je puais de partout.
Les journées ont pesé de plus en plus. Chaque aube devenait plus sombre à la perspective des heures à vivre. Les nuits, elles, restaient blanches.
Le seul être que j'ai rendu heureux est mon chien. Le setter me fêtait lorsque je rentrais à la maison, et nous courions les bois, le soir. Un jour, mon fils Ed m'a lu un article où l'on décrivait le cochon comme un animal sensible et altruiste, aussi intelligent que le chien et très proche de l'homme en termes génétiques. Il m'a montré le journal avec un regard de défi. Je lui ai arraché et lui ai dit de ne plus jamais parler de ces choses. Plus tard, il a refusé d'entrer dans le hangar et, à la rentrée des classes, un professeur du collège m'a téléphoné pour s'étonner qu'à la ligne "profession du père" mon fils n'ait rien voulu inscrire.

*
« J'ai supporté cette cruauté quarante ans. Que dis-je? Je l'ai organisée, régentée et financée. Chaque matin, je me suis levé pour contrôler le bon fonctionnement d'une arche de ténèbres. Chaque soir je suis rentré chez moi pour m'occuper de mon enfant et le regarder grandir.
Lorsque nous dînions, à table, l'idée ne me quittait pas que là, à trois cent mètres dans mon dos, se tenaient des bêtes encagées, embourbées dans les immondices, enfiévrées de terreur et rendues folles d'inaction. J'ai perdu l'appétit.
La maison était agréable. Le feu brûlait dans la cheminée. Tout ce que j'avais bâti s'enracinait dans la souffrance.
Mes complices? Mes congénères. Le samedi, j'allais au mail et je les observais jeter nonchalamment la viande sous plastique dans les Caddie. Le plastique protège la conscience. S'ils avaient su, c'eût été notre faillite. L'édifice ne repose pas sur le mensonge mais sur l'ignorance.
J'ai réussi un exploit: en quarante ans, ne jamais regarder un porc dans les yeux. J'aurais risqué de croiser un regard. Ne jamais laisser s'immiscer dans l'esprit l'idée que chacune de ces bêtes est un individu. Ne raisonner qu'en masse. Ne penser qu'à la filière.


Lorsque je me suis aperçu que je haïssais mes bêtes, je compris que Herbert avait raison. Nous avions inventé un élevage où l'animal est l'ennemi. Aujourd'hui, l'éleveur abaisse.
Nous avons rompu l'équilibre, trahi le lien charnel. Le sang qui coule dans nos veines ne sort plus de la terre du Dorset. Il y a une dalle de béton sous le sabot des bêtes.
Je ne peux plus dormir. Les cris me réveillent. Il semble que l'odeur ne veut disparaître de mes mains.
Il y a cinq mois j'ai cessé l'exploitation. Et je viens juste de vendre la ferme. L'avenir de mon fils Ed est entre ses mains: un beau capital lui reviendra à sa majorité. Je compte sur sa mère, de qui je me suis séparé il y a quinze ans, pour l'aider à trouver une voie qui ne soit pas la mienne. Je lui souhaite de ne pas s'égarer.
J'ai trouvé mon arbre. Il se tient en bordure du Fiddle. Du sommet, on voit le fil des méandres onduler entre les parcelles et les dômes en demi-cylindres des hangars d'élevage. Je rêve que les portes de tôle s'ouvrent un jour et que les taches de pelage refleurissent sur le tapis d'herbe.
Pour dernier séjour, je choisis un poste de hunier après avoir occupé celui de soutien de l'enfer.
Cette lettre a été postée à l'attention de l'attorny de Shipburden le 18.juillet et lui parviendra dans quelques jours. Il la remettra la mère de mon fils, qui en fera l'usage qu'elle veut.
Quand on lira ces lignes, je me serai pendu depuis un moment. Et il faudra encore du temps pour me retrouver.
Je souhaite exposer mon corps à la lumière du soleil, à la caresse du vent, au frôlement des branches et au murmure du Fiddle. À tout ce dont j'ai privé mes bêtes.
J'offre ma chair aux corbeaux. Je connais ceux de la région. Ils sont nombreux, intelligents et voraces. Ils viendront se servir au matin du deuxième jour. Avant de s'approcher, ils se posteront sur les chênes alentour pour observer les lieux. Puis ils s'enhardiront jusqu'à mes épaules. J'oscillerai un peu au bout de ma corde.
Ensemble, nous rétablirons l'équilibre.
À chaque coup de bec, je m'acquitterai de ma dette.
Edward Oliver Npwils
Kentbury, 19 novembre 2000



Extrait choisi : Les porcs, pages 33 à 43
Gallimard, 2009













À la suite de quoi, je partage avec vous toutes ces interrogations que vous avons concernant l'agriculture, l'élevage, la mise en marché et la croissance du suicide chez les gens de la terre.

Et comme proclame si brillamment l'Union des producteurs agricoles (UPA) :

* Images suggérées.

Albert Camus qui vous dit : «À vos souhaits, j'espère que vous n'en mourrez pas!».

5 commentaires:

Corto a dit…

Heureux de te lire à nouveau, mon cher Albert.

Albert Camus, sociologue a dit…

Merci!
La Capital n'est plus un mystère.

Numéro 6 a dit…

Content de vous lire.

On se faisait du sang de cochon.

Albert Camus, sociologue a dit…

Toujours heureux d'être des vôtres.

Anonyme a dit…

Tombe par hasard sans hasardp puisque recherche deseperement les belles images du dorsetcomme celle d'un paradis perdu, a après la lecture de cette nouvelle de SYlvain Tesson.
Bien contente de l la relire, malgré l'angoisse et la peur.
Merci d'ouvrir les yeux a un plus grand nombre, d'humains qui veulent le rester .