vendredi 2 septembre 2022

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L’éther sauvage


Ayant fait l’objet d’une injonction du Collège des médecins quelques mois avant sa parution, l’ouvrage dénonce avec une rare virulence le chantage éhonté et la prise en otage effective de toute la population québécoise. L’auteure, elle-même médecin généraliste, brosse dans un premier temps un historique brillamment documenté qui illustre les progrès du « pouvoir blanc ». D’abord simples leaders d’opinion avant la Révolution tranquille, les médecins occupaient une position sociale prépondérante auprès des populations rurales ou fraîchement urbanisées. Cependant, la réforme de la structure des soins de santé au début des années 1960 et la mise sur pied du programme d’assurance maladie ont donné aux médecins un énorme pouvoir. L’auteure note, non sans ironie, que les médecins se sont battus avec acharnement contre l’institution de l’assurance maladie, invoquant, entre autres, l’ingérence inqualifiable de l’État dans les affaires privées. Ils furent néanmoins prompts à reconnaître – et à capitaliser, dans tous les sens du mot ! – les avantages que cette nouvelle donne politico-sociale leur conférait. Existant déjà en tant que corps professionnel, les réformes leur ont apporté en outre une structure homogène permettant de les mobiliser en moins de quelques heures. Ainsi, que ce soit afin d’exercer des pressions sur les diverses administrations locales, régionales ou provinciales, ou que ce soit afin d’extorquer des concessions monétaires ou des privilèges de toutes sortes, les médecins ont toujours exercé une espèce de cinquième pouvoir sitôt leur mainmise sur les services de santé confirmée à l’échelle de la Province. Désormais constitués en une espèce de phratrie toute-puissante au sein de l’administration provinciale, ils sont à même de dicter leurs conditions à l’État, et à la population. Affranchis de toute conception démocratique, ils exigent, et obtiennent, un peu plus à chaque confrontation avec leur employeur. Qu’il s’agisse des subventions aux études des futurs médecins, des allégements à la tâche ou des assignations en région, ils demeurent, à l’intérieur de leur tour d’ivoire, des intouchables auxquels tout est dû sans partage. Ainsi, toute la population, et avec elle son avenir, se retrouve entre les mains d’individus sans scrupules qui, au nom de la santé publique et du mieux-être collectif, décident dans l’arbitraire des politiques actuelles et futures, n’hésitant jamais à hypothéquer l’avenir. L’insolence des « sauvages de l’éther » est poussée à un tel point qu’ils n’hésitent pas à passer de la menace à l’acte et d’aller faire carrière outre-frontière au nom d’une liberté qui leur est soi-disant refusée dans la Province qui a payé presque intégralement leur onéreuse formation.


 – Rebecca Caouette – 416 p. – 1995 – Mise au ban de sa profession, l’auteure a dû, ironiquement, s’exiler afin de terminer sa carrière à l’abri des polémiques et des tracasseries. Revenue depuis peu au Québec, elle a repris le flambeau de la contestation avec énergie.


mercredi 31 août 2022

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L’emprunt digital


Marx mentionnait la notion de mondialisation des marchés dans le Capital, ouvrage marquant paru en 1871. Cette conception de la mondialisation des marchés était fondée sur l’accès des puissances industrielles (l’Europe occidentale, les États-Unis et, dans une moindre mesure à cette époque, le Japon) à des débouchés commerciaux. Ce qui a changé au cours des dernières décennies est la rencontre du capitalisme, axé sur le secteur tertiaire au sein des puissances industrielles, et des nouvelles technologies de communication. Il est faux, selon l’auteur, de prétendre que les échanges commerciaux ont connu une mutation profonde au cours des dernières années. Avant que les technologies de transport n’arrivent à déplacer, de façon économique, les produits d’un continent à l’autre, et ce, en quelques instants, les échanges commerciaux resteront à peu près ce qu’ils étaient à l’époque de la machine à vapeur. Ce qui a connu une profonde mutation en l’espace d’une génération, et que l’on a abusivement étiqueté « mondialisation des marchés », est un processus tout autre. Il ne s’agit pas des produits du capitalisme, mais bien du capital lui-même qui s’est mondialisé. Ainsi, la numérisation des données financières et, partant, de l’argent lui-même, a entraîné deux conséquences majeures pour le monde économique, mais aussi politique. D’une part, l’argent s’est dématérialisé, et en conséquence il n’est plus important aujourd’hui de savoir qui possède physiquement l’argent. Ce qui importe désormais dans le rapport de force mondial est de détenir le contrôle sur les réseaux par lesquels sont acheminées les informations. Sur ce chapitre, les États-Unis, qui ne possèdent même plus la meilleure base industrielle, gardent malgré cela l’avantage. D’autre part, l’argent a vu sa temporalité affectée lorsqu’il a fait le saut dans le cyberespace. Autrefois prisée pour son incorruptibilité sous forme d’or, la valeur-argent est devenue extrêmement éphémère depuis qu’elle a la possibilité de se déplacer à la vitesse de la lumière. Ce phénomène récent entraîne des conséquences très graves pour les nations en voie de développement dont les visées politiques peuvent ne pas correspondre avec celles de la « réseaucratie ». Maintenant que les économies nationales peuvent voir le tapis financier leur être tiré sous les pieds en quelques secondes, le contrôle exercé par les pays industrialisés s’est transformé en mainmise politique quasi absolue. Par le fait même, l’endettement des économies nationales est devenu le meilleur moyen de s’assurer une coopération politique totale et absolue de la part du Tiers-Monde.


 – Paul Laintaire – 440 p. – 1993 – Autrefois journaliste à Antenne 2, l’auteur s’est rapidement impliqué, à la suite de ses nombreux reportages à saveur économique, sur la scène politique nationale et transnationale. Professeur d’économie à Paris V, il est devenu depuis une figure marquante de la remise en question du nouvel ordre mondial.


lundi 29 août 2022

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L’effet seyant


Depuis les théocraties des origines, jusqu’au républicanisme, les systèmes politiques que se sont donnés les sociétés ont tous présenté des caractéristiques uniques et parfois étonnantes. Depuis les années 1960, la tendance veut que les électeurs se soucient moins des débats de fond que de l’image que projettent les dirigeants. Ainsi, présidents et premiers ministres peuvent désormais être prévaricateurs, concussionnaires et fornicateurs, cela n’émeut plus guère l’opinion publique. Par contre, que d’encre fait couler une nouvelle coiffure, une nouvelle garde-robe de costumes dernier cri ou un mot intelligemment placé et répété ad nauseam. L’important en politique contemporaine n’est plus tant ce que sont les dirigeants, mais bien plutôt ce de quoi ils ont l’air. Cette nouvelle tendance dans la gestion des sociétés modernes a donné naissance à une nouvelle profession : l’imageur. Désormais, le programme politique de tout un parti, fût-il de droite ou de gauche, pèse moins lourd dans la balance, le soir du vote, que le talent d’un bon tailleur ou que l’imagination d’un scripteur hors pair. Des exemples sont apportés afin d’illustrer le propos. Certains des grands chefs d’État de la seconde moitié du XXe siècle sont ainsi analysés en fonction, de leur habillement. Qu’on remarque le cheminement assez étonnant du « complet sombre » de John F. Kennedy qui, bien que demeurant dans les mêmes tons, a connu avant et après son accession à la présidence une transformation dans la coupe et dans le style qui en a fait une référence dans le domaine. Dans la même veine, on note un phénomène analogue en France, alors que les complets de François Mitterand ont été taillés selon une coupe extrêmement stricte, mais dans des tissus de plus en plus lustrés à mesure qu’il se rapprochait de l’Élysée. Enfin, mais dans un sens tout à fait à l’opposé, notons l’évolution dans l’habillement de Mohandas Karamchand Gândhi qui, au début de sa carrière, ne sortait jamais de chez lui sans un austère complet à l’occidentale, mais qui, pendant sa croisade contre l’occupation étrangère, a changé totalement son habillement. Enfin, un dernier exemple tiré des très nombreux qui émaillent l’essai, notons au passage le treillis de Fidel Castro qui lui a conféré, pendant des décennies, une crédibilité à toute épreuve. En guise de conclusion, l’auteur demande de quelle maturité politique il peut être question dans des sociétés où le vote se dirige là où on agite la pièce de tissu idoine, et, surtout, ce qu’il incombe de faire afin de mener la chose politique vers un niveau de réalisation plus accompli.


 – Hercule Hannoum – 506 p. – 1988 – Politologue fétiche de la jeune génération, l’auteur est retourné vivre dans sa Tunisie natale après avoir connu une brillante carrière universitaire européenne. Défenseur des droits des plus démunis de son pays, il n’a pas cessé d’être le critique intransigeant de toute une classe politique.