L’oeuf à schisme
Dans cet essai, l’auteur reprend de manière plus concise et moins théorique les grandes lignes de sa thèse de doctorat d’État déposée au printemps 1986 à Paris V. Professeur émérite en psychosociologie, il présente ici une vue assez pessimiste des sociétés occidentales en cette fin de siècle. Prenant appui sur l’expérience individuelle, il la renvoie dos à dos avec la réalité collective. Entre ces deux niveaux d’existence de l’humain, il découvre de profondes failles génératrices d’aliénation. En effet, l’expérience individuelle, selon son postulat, est invariablement, à travers toutes les sociétés et toute l’histoire, le microcosme de la réalité collective. En d’autres termes, l’individu est en quelque sorte l’oeuf fertile d’où émergent les schèmes de réflexion et les concepts guidant l’évolution des sociétés. En perpétuelle rétroaction avec l’inconscient collectif, l’expérience individuelle, en tant que moteur, est toujours contrôlée – « monitorée », selon le néologisme créé par l’auteur – par la classe dominante. À cet effet, l’exemple soviétique, pas plus que les anciennes sociétés aristocratiques et monarchiques, ne fait pas exception. Ce contrôle est double. D’une part, l’élite s’astreint à développer des discours selon les besoins et les circonstances afin d’assurer sa prééminence sur l’ensemble de la société, prééminence qui, pour être efficace, ne peut pas se limiter à l’économie. L’exemple le plus percutant que propose l’auteur est celui du Canada où, depuis quelques années, le discours est progressivement axé par le monde politique sur le remboursement de la dette nationale, aux dépens des autres enjeux. D’autre part, la classe dominante tente également de diriger le discours. Or, et ici les exemples ne manquent pas, il est très difficile de doser la portée des interventions des différents éléments de la société. Si le plus souvent l’exagération est de mise lorsqu’il s’agit de rediriger le discours, comme a pu le démontrer le passage, en Occident, de la tendance progressiste et collective vers le parti-pris conservateur et individualiste, cette approche peut susciter de dangereux dérapages. Évidemment, la conjoncture, qui échappe en bonne partie au contrôle de la classe dirigeante, joue pour beaucoup dans le changement de cap des valeurs embrassées par les collectivités. Alors que, tout au long de la décennie 1980, les élites occidentales ont entamé le coup de barre, la désaffection populaire à l’égard de la « gauche » a en quelque sorte emballé le discours conservateur. Désormais, par un effet de retour de balancier décuplé, l’expérience individuelle, génératrice de la réalité collective, oscille de plus en plus près de l’extrême droite. L’oeuf fécond risque à tout moment de donner naissance à une nouvelle forme d’État totalitaire.
– François Cara – 318 p. – 1998 – Essai étoffé et admirablement documenté qui s’affranchit totalement du jargon élitiste et universitaire.
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